Valence, pionnier du « numerus clausus » en prison (ENQUETE)
VALENCE, 25 jan 2013 (AFP)
Mars 2008, maison d’arrêt de Valence: Jérémy, 19 ans, est étranglé par un codétenu aux lourds problèmes psychiatriques. Sous le choc, magistrats, greffiers et membres de l’administration pénitentiaire font « leur examen de conscience », raconte Bruno Charve, alors vice-procureur chargé de l’exécution des peines.
Un an plus tard, tous décident d’un numerus clausus qui fait aujourd’hui figure de laboratoire. Un rapport parlementaire publié mercredi envisage « si nécessaire » d’appliquer cette mesure pour endiguer la surpopulation carcérale, à l’origine de multiples tensions et souvent de violences.
A Valence, « il s’agissait d’éviter les cohabitations à risque et de favoriser des conditions de vie décentes plutôt qu’une mise à exécution aveugle des peines », résume M. Charve.
Pour réduire la population de la maison d’arrêt, qui avait culminé en 2004 à 300% d’occupation, une limite « humainement acceptable » est fixée, initialement, à 154 détenus pour 104 places.
Parquet et juges d’application des peines (JAP) utilisent tous les leviers pour la respecter, concentrant leurs efforts sur les peines de moins de 6 mois qui représentent 60% des condamnés: conversion en « jours-amende », bracelet électronique, facilités dans les réductions de peine, semi-liberté, libération conditionnelle…
Du jamais vu? Non, ces mesures figuraient dans les textes. La circulaire Taubira diffusée fin septembre aux parquets les encourage même fortement, comme le faisait la loi pénitentiaire de 2009, à aménager les courtes peines.
« Numerus clausus dissimulé »
L’originalité de Valence est d’avoir assumé un objectif chiffré, alors que le « numerus clausus » divise à gauche et est rejeté par la droite. Le député PS Dominique Raimbourg l’avait proposé dès 2010 dans une proposition de loi, avant de le recommander de nouveau dans le rapport parlementaire publié mercredi. Pour lui, il ne s’agit pas de retarder l’entrée d’un condamné à une peine de prison mais d’accélérer la sortie du détenu « le plus proche de la fin de sa peine ».
En pratique, les responsables drômois ont « formalisé et accentué ce qui se pratique ailleurs, de manière plus ou moins dissimulée », souligne Jean-Christophe Senez, du Syndicat national des directeurs pénitentiaires.
Dans une étude de 2011, le Cesdip (Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, une unité mixte de recherche du CNRS et du ministère de la Justice) décrivait ainsi les « négociations » entre parquet et administration pénitentiaire pour tenir compte des capacités des prisons.
Mais les magistrats, sommés de rendre des comptes sur les peines exécutées, « préfèrent souvent rester discrets, par crainte de sanctions », résume Christian Mouhanna, coordinateur de l’étude.
Et de rappeler le désaveu infligé à l’été 2011 au procureur de Dunkerque, Philippe Muller, qui avait voulu différer certaines incarcérations en raison du « surencombrement de la maison d’arrêt ».
A l’inverse, sans attirer l’attention, Valence faisait figure dès 2009 d' »esquisse de ce que pourrait être une politique pénale cohérente », saluait le Cesdip. Un dispositif similaire est envisagé à la prison de Fresnes, dans le Val-de-Marne.
Ambiance en détention
Près de quatre ans après, Valence a réussi à désengorger le quartier hommes, abaissant même le seuil d’alerte à 124 détenus. Le quartier femmes reste en revanche surpeuplé, essentiellement en raison de la proportion de prévenues (70%), dont la détention n’est pas aménageable.
L’ambiance de la prison s’en est vite ressentie, avec une diminution « des incidents, des demandes médicales et de l’absentéisme des surveillants », favorisant « le travail d’accompagnement des détenus », se réjouissent parquet et syndicats.
« Après une nette amélioration au début, la baisse des violences est devenue moins évidente. Comme les éléments +modérateurs+ n’étaient plus là, il ne restait que les plus difficiles à gérer », nuance cependant Fabrice Bégon, du syndicat de surveillants Ufap-Unsa.
A plusieurs reprises, les magistrats ont aussi dû corriger le tir: en découvrant que, faute de surveillants en nombre suffisant au quartier de semi-liberté certains détenus « étaient rackettés à leur retour », ils ont peu à peu privilégié le recours au bracelet électronique, explique Bruno Charve.
Ils ont aussi constaté les limites des aménagements de peine « dès le jugement », pourtant prônés par la circulaire Taubira. Il fallait souvent « révoquer la mesure parce que la situation des condamnés -logement, emploi- évolue trop vite », poursuit le magistrat.
Arrêter d’incarcérer ?
Au-delà de son bilan local, l’expérience de Valence concentre les questions que soulève la « sortie du tout-carcéral », dont les modalités restent à définir.
Très vite, magistrats et fonctionnaires ont mesuré la « prise de risques collective » que représentaient leurs décisions, à la merci du moindre dérapage d’un ex-détenu. Dans l’étude du Cesdip, plusieurs soulignent l’importance de la « solidarité » face à leurs hiérarchies.
« Le préfet ne comprenait pas qu’on puisse autant aménager. L’aménagement, pour lui, c’était trop léger », témoigne un participant.
Dans leurs comptes-rendus de réunions, apparaissent aussi les tiraillements entre plusieurs logiques: faut-il faciliter les aménagements au point de « déresponsabiliser » les prisonniers? Ou exiger d’eux un minimum « d’insertion socio-professionnelle »?
« Je comprends que ça puisse hérisser, en tant que citoyen, qu’on libère des détenus en fonction de la surpopulation plutôt qu’au mérite », admet Fabrice Bégon.
Lorsque des peines de prison ne sont pas appliquées comme telles, quel message envoie la justice? « Le problème de la cohérence entre politique pénale et pénitentiaire se pose », estime Céline Reimeringer de l’Observatoire international des prisons.
A Valence, les magistrats assument une « schizophrénie » qu’ils refusent de trancher à la place du législateur: le parquet requiert à l’audience sans tenir compte de la capacité des prisons; et les juges prononcent en correctionnelle des peines fermes que les JAP aménageront ensuite.
Mais l’idée de moins recourir à la prison, défendue par de nombreux professionnels de la justice, est au coeur des réflexions engagées à gauche.
Parmi les pistes prônées par la commission Raimbourg, la création d’une « peine de probation », la dépénalisation de certaines infractions et la transformation de certains délits -usage de stupéfiants, conduite sans permis- en contraventions passibles d’une amende.
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